Par Ranjit Suseelan, Responsable des pêcheries, Marine Stewardship Council (MSC)
L’Inde réfléchit aux solutions pour freiner la surpêche qui menace l’économie et les populations locales. Avec la concertation du gouvernement indien, d’organisations et de scientifiques, l’ONG Marine Stewardship Council (MSC), qui lutte pour la préservation des océans, s’emploie à sauver ce qu’il reste des ressources marines là-bas, en impulsant un mouvement de pêche durable au large du Karnataka et du Kerala, deux États du sud du pays.
Neuf états maritimes au carrefour de la mer d’Arabie et de l’océan Indien bordent l’Inde. La majorité des populations côtières locales dépendent du poisson comme principale source de protéines pour combattre la faim et maintenir l’emploi. Au total, la filière de la pêche concerne pas moins de 20 millions de citoyens. Structurellement, le secteur contribue à la croissance économique, et le géant asiatique considère que l’avenir de son économie passe par là.
Mais dans un pays émergent, la route est fastidieuse avant de pouvoir prospérer. En particulier en Inde, où la surexploitation des ressources marines, estimée à 35,4 %, est forte. Dans un État amené à se développer autour de sa biodiversité, c’est plus qu’un un fléau écologique. C’est un drame économique et social qui inquiète les communautés. Et pour cause puisque les ressources marines ajoutent de la valeur au PIB du pays, au point d’en faire la quatrième industrie exportatrice à l’échelle mondiale, selon l’ONU. Les exportations en Inde représentaient 6,68 milliards de dollars sur la dernière année financière. Les espèces les plus exportées sont la crevette, la seiche et la langouste, mais le secteur dans son ensemble est fragile. À mesure que les océans se vident, conséquemment à l’effort de pêche, l’Inde appelle à la vigilance quant à la perte d’un pan central de son économie.
Les pêcheurs à l’origine d’initiatives vertueuses
Sur la côte ouest du pays, dans les eaux dormantes du lac d’Ashtamudi, les pêcheurs de palourdes travailleurs dans leurs pirogues en bois. En 1991, les « récoltes » atteignaient 10 000 tonnes par an. Deux ans plus tard, la population de palourdes s’est effondrée à cause de la surpêche. Faut-il continuer à malmener la ressource sans fin ou la maintenir dans la durée ?
Sur cette question, les pêcheurs locaux ont tranché dans l’intérêt des générations futures. Beaucoup ont fait le choix d’initiatives vertueuses en favorisant une pêche durable pour freiner l’effondrement économique et social. Et quand les artisans de la mer prennent les devants pour conserver leurs moyens de subsistance, la mobilisation n’échappe ni au gouvernement, ni aux organisations internationales et aux chercheurs.
Une coalition organisée qui booste l’élan
Par la voix du MSC, le Central Marine Fisheries Research Institute (CMFRI), organe étatique, a décidé dès 2010 de se mettre en marche avec un système de certification basé sur l’expertise écologique de l’ONG. Il s’agit d’instruire les pêcheurs à la pratique d’une pêche durable et respectueuse des écosystèmes marins. Un mouvement de fond est lancé. Avec en première ligne du combat, les acteurs mieux placés pour convaincre : les pêcheurs eux-mêmes, réunis en collectifs et conseils de pêche locaux (« village clam fishery councils »). Une action communautaire structurée, soutenue par le WWF Inde. L’organisation collabore en effet à la transition écologique sur place avec le Département des Pêches de l’Etat du Kerala et le CMFRI.
Pour pallier au manque de savoir-faire en Inde, des scientifiques ont montré la voie : la pêche à la palourde a été fermée pendant trois mois pendant la période de reproduction de la ressource, une limite de taille a été définie pour que seules les palourdes mâtures puissent être consommées, et la pêche mécanique a été interdite. Résultat : les récoltes se sont stabilisées, au point d’établir à l’horizon une économie durable florissante, estimée à environ 13,5 millions de roupies (172 500 euros par an). En 2014, la pêche à la palourde d’Ashtamudi est devenue la première pêcherie en Inde, et la troisième en Asie du Sud-Est à être reconnue par MSC pour sa prise d’engagements ambitieuse et sa démarche vertueuse.
« C’est la tragédie de la petite pêche en Inde : tout est une question de moyens »
Mécaniquement, sur le terrain, la transition vers une pêche plus durable fonctionne, pour autant que le gouvernement indien et les sociétés d’exportation (vers le Japon, l’Europe ou les États-Unis notamment) continuent de la soutenir financièrement. Car à lui seul, le marché intérieur ne peut suffire aujourd’hui à créer de la richesse. De fait, les pêcheurs d’Ashtamudi se sont vus stoppés dans leur élan vers une économie soutenable. Suspendue, la pêche durable à la palourde n’a pas été reconduite. C’est la tragédie de la petite pêche en Inde : tout est une question de moyens. L’envergure du développement économique du pays se heurte au manque de fonds externes. Mais si cet aspect suscite des craintes légitimes, l’acculturation progressive de la population au principe du développement durable dévoile une autre réalité, pleine d’espoirs.
Démocratiser la pêche durable
Avant le lancement de ce projet à Ashtamudi, on partait de zéro en Inde en matière de pêche durable. Pour faire connaître le concept, il a fallu faire passer le mot. Des conférences sur la notion de « durabilité environnementale » dans les usines de transformation, ainsi que des formations sur l’aménagement durable des ressources dans les coopératives de pêcheurs ont permis de développer les connaissances sur le sujet. Au total, trois cents acteurs différents (instances gouvernementales, scientifiques, pêcheurs, organisations internationales, entreprises, etc.) ont acquis des connaissances leur permettant de mettre en œuvre la transition écologique.
L’actualité de l’année 2020, c’est la création de la plateforme Sustainable Seafood Network of India (SSNI), qui rassemble des scientifiques, des organisations internationales comme le WWF et le MSC, des politiques, des pêcheurs et des universitaires afin de populariser les projets d’amélioration des pratiques de pêche, d’influencer les gouvernements locaux et de militer pour obtenir des subventions. Sans cette coopération, les ressources risquent de se tarir au point de disparaître, comme c’est le cas pour la langouste, qu’on ne trouve quasiment plus.
Avec près de trois cents pêcheries en Inde, la pression est grande mais il faut faire des choix. La priorité est donnée à trente espèces (crabe bleu nageur, calamar et poulpe d’Inde, thon listao, crevette) qui se déplacent en groupe et sont destinées à l’exportation. Il en faudra sûrement beaucoup d’autres à terme mais pour les pêcheurs, pour les populations et l’économie locale, la création d’un label pour ces ressources ciblées est un premier soulagement.
Dix espèces sont d’ores et déjà concernées par ces projets d’amélioration des pratiques de pêche. Avant de pouvoir parler de « pêche durable », la route est longue. Mais le fait que des pratiques écologiques soient évaluées selon les normes de durabilité environnementale de MSC, reconnues par l’ONU, est de bon augure. C’est l’une des clés pour métamorphoser les règles du secteur de la pêche, et la carte à jouer pour intégrer un cadre vertueux. Le gouvernement indien a publié un premier rapport d’évaluation des progrès réalisés au regard des objectifs de développement durable de l’ONU, et a adopté plusieurs lois pour améliorer les pratiques en matière de pêche (NPMF, National Policy on Marine Fisheries en 2017 ; KMFR, Kerala Marine Fishing Regulation en 2017–2018).
L’empowerment des femmes dans la marche vers l’économie durable
L’existence d’un véritable marché local indien de produits de la mer n’est pas hors de portée, mais il prendra du temps. Déjà, une niche se profile dans des villes comme Bangalore, New Delhi et Bombay. Des enseignes de grande distribution comme Nature’s Basket proposent une alimentation durable MSC, et les citoyens eux-mêmes sont de plus en plus nombreux à rechercher ces produits. Ce modèle est voué à se développer, à condition que les pêcheurs parviennent à étendre la politique de certification. À cause de la pandémie de Covid-19, l’évaluation des pratiques de pêche au thon listao a été décalée à 2021, soutenue par le WWF Inde et la Fondation Pole and Line.
D’ici là, l’accent est mis sur l’empowerment des femmes. Cela passe notamment par la création de formations et de métiers d’auditrices pour évaluer les pratiques de pêche. Des opportunités pour élever la condition sociale des femmes en Inde, qui peuvent dans le même temps aider le pays à développer une main-d’œuvre locale pour évaluer les projets écologiques en cours.
Publié le 11 janvier 2021 sur Usbek & Rica